Neuromancien ou l'hybride à l'œuvre

Publié le 20 Juillet 2010

Paru en 1984, Neuromancien de William Gibson préfigure un futur hyper connecté,  nihiliste, angoissant et hybride. Tentative d'exploration d'un livre qui ne se laisse pas lire, la référence Geek.

 

A. L. m'a obligé à lire ce livre. Enfin, pas vraiment obligé mais il a, dans la conversation, mentionné le fait que ce satané bouquin, et plus globalement l'œuvre de William Gibson, son auteur, est le point de ralliement de la planète geek, fascinée qu'elle est par l'expérience littéraire d'une hybridation bio/tech, des possibles qu'elle ouvre et des impasses que déjà elle promet. Alors, un peu par soumission à la mode, un peu par curiosité et beaucoup parce qu'ayant quitté le monde de la librairie je me trouve plus que jamais dégagé des contraintes de l'actualité littéraire, j'ai décidé d'empoigner le pavé et de l'engloutir pour voir quel goût il me laisserait une fois terminé.

 

Soit Case, le héros, jeune homme déjà vieux de mille aventures et d'une mort professionnelle causée par la perte de sa capacité à se connecter au réseau et à en comprendre instantanément la structure. Cette privation fut la sanction imposée par un partenaire d'affaire lésé qui, en représailles, déconnecta Case du réseau. Il erre donc désormais dans un non lieu habité de petits trafiquants d'implants plus ou moins légaux au service de commanditaires aussi peu regardant sur leurs méthodes d'approvisionnement que prompt à se débarrasser radicalement d'éventuels gêneurs ou d'employés indélicats. Au début du roman Case est quelque part au Japon. Il traîne toujours avec lui cette vie de « cow-boy » capable de s'introduire sur n'importe quel réseau pour en extraire des information monnayables. Case vit donc de petits trafics, de drogues censées rendre sa vie vivable, de rencontre brèves et peu synchrones avec une petite-amie toxico et trafiquante, de magouilles peu rémunératrices, de quelques meurtres, de beaucoup de nostalgie et de pas mal d'angoisse. Le monde dans lequel il évolue est déjà un monde hybride, chaque être humain est plus ou moins déjà appareillé et les prothèses sont monnaies courantes qui permettent à ceux qui les portent d'augmenter leurs aptitudes à la survie en milieu hostile. Car le monde de Gibson est hostile et rare sont ceux qui y vivent – et meurent - en paix.

 

Case, j'y reviens, rencontre Mollie, une sorte de mangapunk appareillée (elle a des yeux artificiels et d'incroyables capacités physiques qu'elle met en œuvre dans les combats meurtriers qu'elle mène pour ses patrons) au passé sombre. Mollie est le séide d'Armitage qui semble appartenir à une quelconque caste de puissants. Armitage possède ceci de singulier qu'il semble connaître la finalité de ses actes, atout dont sont privés les protagonistes du roman qui naviguent à vue dans l'intrigue, comme nous, lecteurs. Armitage est donc le seul, pensons-nous, à avoir un coup d'avance dans la partie qui se joue.

 

Il s'agit pour Case de recouvrer ses capacités symbiotiques d'interface humaine en échange d'une mission : s'introduire sur le réseau pour localiser et neutraliser une IA (Intelligence Artificielle). En échange de quoi, il conservera ses nouveaux dons et empochera au passage de quoi s'offrir une vie moins angoissée que les jours qu'il connaît en ce moment.

 

Vous l'avez compris, Neuromancien est un roman noir. Ce livre, étendard du mouvement Cyberpunk, puise dans les vieilles recettes romanesques pour saper un genre, la science-fiction, en y introduisant le virus de ses propres doutes, en renversant les jeux de pouvoirs homme/machine ; auteur/lecteur. Si l'on considère que la science-fiction tend généralement à transposer dans des univers imaginaires des problématiques contemporaines afin de pouvoir les faire évoluer dans un espace débarrassé des contraintes imposées par le réalisme : en poussant à bout certaines logiques, en effaçant certains tabous, un peu comme un scientifique modélise pour faire évoluer des modèles théoriques ou expérimentaux dans des milieux artificiels – les fameuses, « expériences de pensée » d'Einstein par exemple ; Neuromancien choisit lui la voie plus ardue d'une expérience sans but. Les personnages sont les instruments de marionnettistes calculateurs, mais le roman nous révèlera que ces calculs sont généralement faux et que l'improvisation et la réactivité – la chance aussi, parfois – sont des vertus cardinales dans l'univers Gibsonien.

 

Cyberpunk, Neuromancien l'est à plus d'un titre. Le contexte dans lequel se déroule le roman, pour futuriste qu'il soit apparaît davantage comme a-historique. Il n'y a visiblement plus d'enjeux politiques, les seuls pouvoirs sont économiques. Gibson mentionne simplement à plusieurs reprises l'existence de conglomérats japonais qui semblent fort influents et c'est là la seule occurrence d'une quelconque instance de pouvoir. Il y a évidement la Tessier-Ashpool, entreprise dont Case et Mollie appréhendent vite l'étendue et la puissance puisque c'est pour son contrôle que se défient l'IA et l'employeur d'Armitage. Plus d'enjeux, dont plus d'histoire et, partant, plus de futur : No Future. Paradoxe pour un roman de science fiction que d'écarter dès son incipit toute porte morale afin de mieux se consacrer aux seules éléments réellement tangibles du récit : les objets. Leur énumération tient ici de l'accumulation. Je ne sais pas si Gibson a eu l'occasion de lire Le Choses de Georges Perec, mais l'effet est identique. Son monde est un néant défini seulement par les artefacts qui le balisent. Prothèses, terminaux, œil synthétique, instruments, véhicules, Sony, Hitachi, Mercedes (le roman date de 1984 où les noms de Microsoft, Apple, Intel ne sont encore que des anecdotes) sont paradoxalement les seuls liens qui nous rattachent à des codes universels connus.

 

Cyberpunk, Neuromancien l'est surtout par l'espace qu'il nous ouvre, celui d'une hybridation homme-machine dépourvue d'implication morale – du moins pour les protagonistes. Le cyberspace est ici une méta-réalité, aussi tangible que le monde IRL, dans lequel évoluent indifféremment hommes (via des terminaux d'émulation), entreprises, programmes, virus, antivirus et, dissimulées par la « glace » qui les protègent, quelques IA aux origines préhistoriques et aux finalités mystérieuses. Là semblent se jouer une pièce parallèle à celle de la scène physique où se trament des complots, se règlent des comptes, évoluent des fantômes et survivent les morts. Le cyberspace de Gibson est devenu un refuge pour ses héros qui maîtrisent ses codes mieux que ceux du monde terrestre. Au terme du roman, Case, qui comme tout héros de roman noir qui se respecte aura mené sa quête à bien en y sacrifiant toutes ses possessions terrestres – y compris l'amour de Mollie (mais était-ce de l'amour ?) - se retrouvera face à son terminal comme Marlowe face à sa bouteille : seul, abandonné de tous, mais avec l'agréable sentiment d'avoir vaincu. Le cyberspace n'est donc ni moral ni amoral, il est la « final frontier » à explorer – Gibson appelle d'ailleurs « Cow-Boys » les hackers qui le hantent – et c'est le boulot de Case.

 

Enfin, cyberpunk, Neuromancien l'est par son écriture. Le peu de cas que Gibson fait du principe qui scelle traditionnellement le pacte fictionnel qui doit unir lecteur et écrivain tout au long du livre est à ce titre marquant. L'univers de Gibson n'est jamais qu'esquissé : lieux flous, personnages impossibles à identifier clairement (que peut-on me dire de Case, sinon qu'il est grand ?), motivations indécidables pour les hommes comme pour les machines, ellipses acrobatiques laissant au passage choir dans les canyons de l'oubli des éléments narratifs qui pourraient s'avérer superflus ; on peut dire que les libertés prises avec la tradition romanesque confinent à la désinvolture. Et pourtant qui s'en plaindrait ?

 

Curieux destin que ce Neuromancien à la fois salué et honni par la critique SF. Bien qu'il ait été couronné dès l'année de sa parution par les trois prix les plus prestigieux (le prix Hugo, le prix Nebula et le prix Philip K. Dick), il a également fait l'objet d'une campagne de démolition acharnée de la part des tenants d'une certaine idée de la SF, plus respectueuse de la distraction du lecteur, désorientée par le goût des objets en tant que marqueurs sociaux que professe Gibson dans ses romans. Enfin, ce qui nous semble aujourd'hui risible, on reprocha également à Gibson de trop se préoccuper d'apparence et pas assez de sens : comme si le monde en avait un, sens !

 

C'est certainement en cela que Neuromancien est un grand roman visionnaire, pas dans sa description du cyberspace et de ses usages qui, pour prophétique qu'elle fut alors, apparaît aujourd'hui un peu ridicule, mais dans son évocation d'un monde sans histoire ni futur, vaporisé, hybride ; par ses personnages dont les motivations ne se lisent qu'à court terme. Personne n'a ici de grand dessein. Même les entités les plus visionnaires que sont les IA se trompent comme tout le monde et en crèvent comme tout le monde. L'aventure de Case n'est un sursaut, rien qu'un nid de poule sur la route du char de l'histoire... Ensuite viendront d'autres histoires avec d'autres gens. Les drogues allègrement consommées effacent les contours de toutes choses, facilitant les confusions. Le passé n'est que légende, le présent un mensonge et le futur n'existe pas. Reste la littérature, c'est pas grand chose pour construire un monde, mais c'est pas rien.

Rédigé par VonSonntag

Publié dans #Petits Lus

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